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AUTRE Accidents du travail, faute inexcusable, patron, caractères de la faute, entrepreneur, effondrement d'un immeuble.

Du 15 juillet 1941
NOR

Classement dans l'édition méthodique : BOEM  261.2.

Référence de publication : <em> Dalloz Critique</em> 1941, JURISPRUDENCE p. 117.

La faute inexcusable du patron doit s'entendre d'une faute d'une gravité exceptionnelle, dérivant d'un acte ou d'une omission volontaire, de la conscience du danger que devait en avoir son auteur, de l'absence de toute cause justificative, et se distinguant de la faute intentionnelle par le défaut d'intention [L. 9 avril 1898, art. 20, § 3] (1) ;

En cas d'accident mortel causé à un ouvrier par l'effondrement d'un immeuble, le rejet de la demande de majoration de rente formée par la veuve et fondée sur la faute inexcusable du patron, entrepreneur de la construction, n'est pas légalement justifié par l'arrêt qui, — tout en constatant la mauvaise qualité des fondations et du mortier employé, l'insuffisance de la plupart des points d'appui, la faiblesse des fers, l'absence de chaînages et de liaisonnements entre les divers éléments constructifs, ensemble d'actes ou d'omissions volontaires constitutifs d'un mépris des règles les plus élémentaires de l'art de bâtir, — refuse cependant de voir dans ces faits une faute inexcusable, par le motif que l'entrepreneur ne pensait pas que ces fautes d'ordre technique compromettaient la solidité de l'immeuble puisqu'il en occupait le rez-de-chaussée avec sa famille et, d'autre part, que l'absence de tout incident sérieux au cours de la construction était de nature à confirmer sa confiance dans la stabilité du bâtiment (2) ;

Ni la témérité dont l'entrepreneur a fait preuve en habitant l'immeuble, ni le fait qu'il n'avait tenu aucun compte de ce qu'une fissure s'était produite dans un mur extérieur, ne peuvent suffire pour refuser le caractère de faute inexcusable à une faute qui implique par elle-même, en raison de sa nature et de son exceptionnelle gravité, qu'un entrepreneur de profession devait avoir conscience du danger auquel il exposait ses ouvriers (3).

(Veuve Villa C. Compagnie des Assurances générales)

Arrêt (après délibération en la charge du constructeur)

(D. A. 1941, J. 321)

LA COUR,

Sur l'unique moyen du pourvoi : — Vu l'article 20 de la loi du 9 avril 1898 ; — Attendu que la faute inexcusable retenue par l'article 20, § 3, de la loi du 9 avril 1898, doit s'entendre d'une faute d'une gravité exceptionnelle, dérivant d'un acte ou d'une omission volontaire, de la conscience du danger que devait en avoir son auteur, de l'absence de toute cause justificative, et se distinguant par le défaut d'un élément intentionnel de la faute visée au paragraphe 1er dudit article ; — Attendu qu'à la suite de l'accident mortel dont a été victime son mari, au cours du travail qu'il effectuait, au service de l'entrepreneur Provini, assuré à la compagnie d'Assurances générales, la veuve Villa, agissant tant en son nom personnel qu'au nom de ses enfants mineurs, a demandé la majoration de rentes prévue par l'article 20 de la loi du 9 avril 1898, en se fondant sur la faute inexcusable commise par le chef d'entreprise et qui a entraîné l'effondrement de l'édifice ; — Attendu que l'arrêt attaqué (Orléans, 30 octobre 1935) constate que la mauvaise qualité des fondations de l'immeuble écroulé et du mortier employé à sa construction, l'insuffisance de la plupart de ses points d'appui, la faiblesse de ses fers, l'absence de chaînages et de liaisonnements entre les différents éléments constructifs, constituent, en raison de la nature du terrain, des actes ou des omissions volontaires imputables à Provini, qui, d'après le rapport des experts, a édifié la construction au mépris « des règles les plus élémentaires de l'art de bâtir » ; — Attendu que, pour décider que la faute ainsi commise par Provini ne constitue pas une faute inexcusable au sens de l'article 20 précité, l'arrêt se base, d'une part, sur ce qu'il n'avait jamais eu la pensée que ces fautes d'ordre technique compromettaient la solidité de l'immeuble, puisqu'il en occupait lui-même le rez-de-chaussée avec sa famille et, d'autre part, sur ce que l'absence de tout incident sérieux, en cours de construction, à l'exception d'une fissure de 1,20 m de longueur, qui s'était produite dans un mur extérieur, un mois avant l'accident, était de nature à confirmer sa confiance dans la stabilité du bâtiment et par conséquent dans la sécurité de son personnel ; — Mais attendu que ni la témérité dont Provini a fait preuve en occupant le rez-de-chaussée de l'immeuble, ni le fait qu'il n'a tenu aucun compte de l'avertissement qui résultait de ce qu'une fissure s'était produite dans un mur extérieur dudit immeuble, ne pouvaient suffire pour refuser le caractère de faute inexcusable à une faute qui, telle qu'elle est constatée par l'arrêt, implique par elle-même, en raison de sa nature et de son exceptionnelle gravité, que Provini, entrepreneur de profession, devait avoir conscience du danger auquel il exposait ses ouvriers ; — D'où il suit qu'en statuant ainsi qu'elle l'a fait, la Cour d'appel n'a pas donné une base légale à sa décision ;

Par ces motifs, casse l'arrêt rendu entre les parties par la Cour d'appel d'Orléans, cour de renvoi, le 30 octobre 1935, et renvoie devant la Cour d'appel de Rouen.

Du 15 juillet 1941. Ch. réun. MM. Frémicourt, 1er pr. ; Donat-Guigne, rap. ; Caous, proc. gén. ; Gaffinel et Roques, av.

NOTE

(1, 2 et 3) Le présent arrêt des chambres réunies met fin aux incertitudes auxquelles avait donné lieu la notion de « faute inexcusable », admise par la loi du 9 avril 1898 et maintenue par celle du 1er juillet 1938, soit pour augmenter la responsabilité forfaitaire du chef d'entreprise, soit pour réduire la rente due à la victime d'un accident du travail ou à ses ayants droit.

Ces incertitudes ont été particulièrement grandes pendant les trente premières années d'application de la loi, parce que la Cour de cassation considérait la qualification d'une faute comme une question de fait, à résoudre souverainement par les tribunaux ou cours d'appel. On pouvait prévoir que cet état de choses prendrait fin le jour où la Cour de cassation, s'étant ravisée, décida de soumettre à son contrôle cette question (Req. 22 février 1932, D. P. 1932, l. 25, et notre note). Cependant tout flottement n'a pas immédiatement disparu, et la Cour de cassation elle-même hésita sur la définition qu'il convenait de donner de la faute inexcusable. Une première formule, que nous avions proposée comme se dégageant de l'ensemble de la jurisprudence antérieure, parut tout d'abord être acceptée. Cette formule consistait à dire : 1o Que le fait en question ne devait pas avoir eu une cause justificative ; 2o Que l'acte ou l'omission devait être volontaire, sans cependant que l'accident ait été délibérément provoqué ; 3o Que l'auteur de cet acte devait avoir eu conscience du danger grave résultant de son acte. Un arrêt de la chambre des requêtes du 4 juin 1934(D. H. 1934. 378) s'approprie cette formule, et on pouvait penser que les autres chambres de la Cour suprême feraient de même.

Cependant il apparut très vite que la chambre civile entendait différencier plus profondément la faute inexcusable de la faute intentionnelle, avec laquelle certaines décisions tendaient à la confondre (Civ. 19 mars 1934, Rec. Gaz. du Palais, 1934, l. 915 ; Revue gén. assur. terr., 1934. 648 ; Civ. 12 novembre 1935, D. H. 1936. 19). Un arrêt du 4 mai 1937 accentua cette différence et donna pour la première fois une formule nouvelle : « La faute inexcusable est une faute d'une exceptionnelle gravité, eu égard à la conscience que son auteur devait avoir du danger résultant de son acte ou de son omission » (Rec. Sirey, 1937, l. 331). Cette formule fut reprise par la même chambre civile, qui précisa que « le caractère inexcusable de la faute ne saurait être subordonné à l'existence d'un élément volontaire dans son exécution » (Civ. 15 février 1938, D. H. 1938. 181. Cf. Civ. 28 février 1938, D. H. 1938. 261). Cette évolution de jurisprudence fut signalée dès 1938 par un article de MM. Pic et Kréher (Revue jurid. de la Fédération nationale des mutilés et invalides du travail, 1938 no 2). Acceptée par la chambre des requêtes (Req. 7 juin 1937, D.H. 1937. 470 ; Req. 1er mars 1938, D.H. 1938. 241) et par la chambre sociale (Soc. 6 mars 1941, D.A. 1941. J. 154 ; 20 février 1941, D.A. 1941. J. 183 ; 4 avril 1941, D.A. 1941. J. 214), on pouvait penser qu'elle serait définitive (V. en ce sens, Rouast et Givord, Supplément au Traité du droit des accidents du travail, nos 135-136). Le présent arrêt des chambres réunies ne la consacre cependant qu'en partie, car il reprend, parmi les éléments constitutifs de la faute inexcusable, le caractère volontaire de l'acte ou de l'omission. Il convient de préciser la valeur juridique, et de dégager les conséquences pratiques, de la formule ainsi retouchée.

1.

La définition de la faute inexcusable ne pouvait être trouvée dans les travaux préparatoires de la loi du 9 avril 1898, qui sont particulièrement confus sur ce point. Il y apparaît seulement que cette notion fut admise à titre de transaction entre les partisans de l'application intégrale de l'idée de risque, et leurs adversaires qui voulaient qu'on tînt compte des fautes qui pourraient être prouvées, tout au moins des fautes lourdes (V. les rapports Thévenet au Sénat, 2 mars 1896, et Maruéjouls à la Chambre, 7 juillet 1897). La majorité des auteurs déclarèrent, en conséquence, que la faute inexcusable est plus grave que la faute lourde, et constitue un degré intermédiaire entre celle-ci et la faute intentionnelle (Cabouat, Traité des accidents du travail, nos 198 et suiv. ; Loubat, Traité sur le risque professionnel, 3e édit., nos 289 et suiv. ; Pic, Traité de législ. industrielle, 6e édition, no 1111 ; Capitant et Cuche, Précis de législ. industrielle, no 332 ; Gauguier, Étude sur le risque professionnel, no 263 ; Voisenet, La faute lourde, thèse, Dijon, 1934, p. 466 ; J. Bienvenu, La faute inexcusable, thèse, Caen, 1938, p. 66 ; Rouast et Givord, Traité du droit des accidents du travail, no 132). Quelques auteurs avaient cependant fait observer que, la faute lourde étant toute proche du dol, il ne saurait y avoir place pour une catégorie intermédiaire (Sachet et Gazier, Traité de la législ. des accidents du travail, 8e édition, t. 2, nos 1405 et suiv. ; Josserand, note D.P. 1933, l. 49). Cf. H. Lalou, La gamme des fautes, chronique D.H. 1940, p. 19-20.

Il est certain que la faute lourde ne se distingue essentiellement du dol que par l'absence d'élément intentionnel, ou même simplement que parce que cet élément ne peut être prouvé, bien qu'on puisse le présumer (L. Mazeaud, chronique D.H. 1933, p. 49). Quelle place peut-on faire dès lors à la faute inexcusable entre ces deux notions ? Si l'on veut la distinguer de la faute lourde, ne sera-t-on pas porté à la confondre avec la faute intentionnelle ?

La distinction de la faute inexcusable et de la faute lourde était présentée par la plupart des auteurs, soit par référence à une gravité plus grande du fait en question, soit par référence à un élément volontaire. Sur le premier point, on est en présence d'une question de mots, et tout dépend de l'appréciation du juge : la faute inexcusable est « la faute d'une gravité exceptionnelle », dit la Cour de cassation. Ce superlatif est un hommage rendu aux intentions des auteurs de la loi, mais on ne peut y trouver les éléments d'une distinction nette avec la faute lourde. Aussi les auteurs insistent-ils volontiers sur le caractère volontaire de la faute inexcusable. La faute lourde peut consister en une simple imprudence, une négligence involontaire, bien que d'une certaine gravité ; la faute inexcusable est un acte ou une attitude volontaire, correspondant à un état d'esprit conscient et réfléchi.

Mais si la distinction de la faute inexcusable et de la faute lourde est très nette à ce second point de vue, n'en résulte-t-il pas qu'elle se confond avec la faute intentionnelle ? Comment en effet discriminer l'acte volontaire de l'acte intentionnel ? Volonté et intention ne sont-ils pas des vocables synonymes ? Nous avons nous-même signalé l'écueil, et nous avons dit comment on peut y échapper. L'identité des deux mots n'est qu'apparente, et un acte volontaire ne se confond pas avec un acte intentionnel. Un acte doit être considéré comme volontaire lorsqu'il est accompli en complète conscience ; mais un tel acte, dont les conséquences se sont révélées dommageables, ne comportait pas nécessairement le désir que ces conséquences se manifestent. Vouloir un acte n'est pas nécessairement désirer qu'il en résulte un dommage. Le chef d'entreprise qui expose délibérément un ouvrier à un danger n'est généralement pas désireux qu'un accident se produise ; de même, l'ouvrier qui s'expose, au mépris d'une défense formelle, et peut-être même pour le plaisir de braver cette défense, n'a pas, en général, le désir de subir un accident. L'un et l'autre peuvent espérer que le risque ne jouera pas, et que leur témérité n'aura pas de conséquences. Il n'y aurait faute intentionnelle, dans ces deux cas, que si l'accident avait été désiré, soit par le patron, soit par l'ouvrier ; il n'y a pas faute intentionnelle si l'un ou l'autre ont seulement provoqué le danger délibérément, mais sans désirer qu'il en résulte un accident (Rouast et Givord, Traité précité, nos 132 et 136). Dire que la faute inexcusable correspond à un acte ou à une attitude volontaire ne signifie donc pas qu'elle se confond avec la faute intentionnelle. Et, pour mieux marquer l'opposition, certains auteurs évitent d'employer le mot « volontaire » pour y substituer un adjectif qui prête moins à confusion, tel que « délibéré » ou « réfléchi » (Gauguier, op. cit., p. 263 ; J. Bienvenu, op. cit., p. 61).

Cette différenciation était-elle suffisante, et n'y avait-il pas un danger à maintenir cet élément volontaire dans la définition de la faute inexcusable ? On pouvait se le demander, et la chambre civile avait jugé prudent de le supprimer expressément dans son arrêt précité du 15 février 1938. Beaucoup de décisions ont en effet confondu, de ce chef, la faute inexcusable et la faute intentionnelle (V. notamment, pour la faute inexcusable du patron : Lyon, 28 octobre 1927, Gaz. des Trib., 22 mai 1928 ; Douai, 15 décembre 1927, Rec. Gaz. du Palais, 1928, l. 131 ; — pour celle de l'ouvrier : Douai, 7 janvier 1905, D. P. 1911. 5. 21, et Pand. franç., 1907. 2. 336 ; Chambéry, 11 décembre 1907, Gaz. des Trib., 22 janvier 1908 ; Trib. civ. de Nice, 11 janvier 1921, Rec. Gaz. du Palais, 1921, l. 335). Il est certain qu'il est souvent difficile de savoir si l'on est en présence d'une simple volonté de l'acte, ou d'une volonté de ses conséquences nocives ; toute recherche dans la psychologie de l'agent est délicate, et il est périlleux de prétendre savoir quelle a été son arrière-pensée. Ainsi s'explique la confusion qui a été faite par les juges dans les décisions précitées. Ainsi s'explique aussi la réaction de la chambre civile qui ne pouvait laisser subsister cette confusion, contraire au texte de la loi de 1898. La distinction de la faute inexcusable et de la faute intentionnelle est faite, en effet, nettement par l'article 20, qui supprime toute indemnité à l'ouvrier coupable d'une faute intentionnelle, tandis qu'il réduit seulement sa rente au cas de faute inexcusable.

Mais en faisant disparaître l'élément volontaire de la définition de la faute inexcusable, la chambre civile l'avait pratiquement confondue avec la faute lourde. On pouvait dès lors considérer comme faute inexcusable une simple imprudence, une négligence involontaire, pourvu qu'elle fût estimée grave. Cette solution risquait de multiplier sans limites les applications de la faute inexcusable ; la victime d'une imprudence patronale aurait toujours prétendu de ce chef avoir une rente supérieure au forfait ; le patron dont l'ouvrier a commis une désobéissance ou peut-être une négligence de précautions due à l'accoutumance, aurait toujours demandé une réduction du forfait. L'idée de faute, qu'on avait voulu n'admettre en tout ce domaine qu'à titre exceptionnel, aurait ainsi repris le premier plan, au détriment de l'idée de risque. L'économie générale de la loi aurait été faussée.

Telles sont, sans doute, les considérations qui ont amené les chambres réunies à rétablir dans la définition de la faute inexcusable l'élément volontaire. S'ensuit-il que l'arrêt solennel ait rendu possible de nouveau la confusion de la faute inexcusable avec la faute intentionnelle ? Il n'en est rien, car les chambres réunies ont maintenu pour le surplus la formule antérieure de la chambre civile, qui donne de la faute inexcusable une notion purement abstraite. La faute inexcusable suppose « la conscience du danger que devait en avoir son auteur » ; la faute intentionnelle suppose au contraire établie la preuve de la pensée coupable qu'avait effectivement son auteur. Il convient d'insister sur ce point essentiel.

On sait comment la jurisprudence a assoupli la théorie de la responsabilité civile par une conception abstraite de la faute. Si la notion de faute est d'ordre moral, le juge, qui est mal placé pour sonder les consciences, n'est pas obligé cependant de rejeter toute faute lorsqu'il est impossible de pénétret dans la psychologie de l'agent. A défaut d'une preuve établie de cette psychologie répréhensible, il se contente de comparer la conduite de l'agent à celle d'un homme moyen, et s'il apparaît que l'auteur de l'acte incriminé ne s'est pas comporté avec la prudence normale qu'on aurait pu attendre, il est déclaré en faute. C'est la culpa in abstracto, substituée à la culpa in concreto. Les auteurs modernes insistent justement sur cette conception abstraite de la faute, qui est admise très généralement en ce qui concerne les imprudences et négligences (Ambroise Colin et H. Capitant, Cours élém. de droit civil français, 8e édition, par Julliot de la Morandière, t. 2, no 190 ; Planiol et Ripert, Traité prat. de droit civil français, t. 6, Obligations, par Esmein, no 517 ; H. et L. Mazeaud, Traité de la responsabilité civile, 3e édition, t. 1, nos 418 et suiv. ; Savatier, Traité de la responsabilité civile, t. 1, no 166).

Cette conception abstraite ne saurait évidemment s'appliquer à la faute intentionnelle, puisque celle-ci suppose qu'on peut établir la volonté de nuire ; sa constatation demeure concrète. Mais toute autre faute moins grave, fût-elle lourde, est appréciée abstraitement.

On pouvait hésiter à admettre cette appréciation abstraite pour la faute inexcusable, en raison de l'élément volontaire qu'elle comporte. Constater cet élément, n'est-ce pas se livrer à une recherche concrète concernant la psychologie de l'agent ? La chambre civile, qui avait rejeté cet élément volontaire, avait admis sans difficulté le caractère abstrait de la faute ; mais les chambres réunies, en exigeant à nouveau que le fait fût volontaire pour que la faute pût être qualifiée d'inexcusable, ne devaient-elles pas revenir également à une appréciation concrète de la conduite de l'agent ? Elles ne l'ont pas pensé, et elles ont décidé qu'il n'y avait pas contradiction à constater qu'un acte est volontaire, et à apprécier abstraitement la faute qu'il comporte. Cette appréciation porte en effet non pas sur l'acte lui-même, mais sur la conscience que son auteur avait de ses conséquences dangereuses. C'est uniquement à ce second point de vue que le juge doit recourir à une comparaison avec un individu normal, au lieu de rechercher si l'auteur de la faute a eu réellement l'idée du danger qu'il provoquait. Ainsi la conduite de l'agent, bien que comportant in concreto une volonté d'action, est appréciée in abstracto en ce qui concerne les conséquences de son attitude qu'il a pu envisager.

Il ne lui est même pas possible de se disculper en prouvant qu'en fait il n'avait pas prévu ces conséquences. Dans l'espèce, le patron incriminé avait cherché à se justifier en observant qu'il habitait avec sa famille la maison qui s'est écroulée, ce qui excluait la conscience du danger. Cette preuve ne saurait suffire, dit l'arrêt, « à refuser le caractère de faute inexcusable à une faute qui implique par elle-même que son auteur, entrepreneur de profession, devait avoir conscience du danger auquel il exposait ses ouvriers ». L'appréciation abstraite de la faute inexcusable n'est donc pas seulement un pis-aller, à défaut de preuve du caractère concret de cette faute ; la Cour de cassation fait de cette appréciation abstraite une règle absolue, qui ne cède pas devant la preuve contraire. Cette solution peut sembler rigoureuse ; elle est cependant dictée par le qualificatif même employé par le législateur. Il n'est pas question en effet d'une « faute non excusée », ce qui impliquerait un examen de la psychologie de l'agent, mais d'une « faute inexcusable », ce qui évoque un jugement objectif de la manière dont celui-ci s'est comporté.

L'arrêt des chambres réunies paraît donc bien échapper à toute critique. Il différencie nettement, et sans confusion possible, la faute inexcusable de la faute intentionnelle, par cet élément abstrait relatif à la conscience du danger. Par ailleurs, il rétablit la distinction de la faute inexcusable et de la faute lourde, par l'élément volontaire qu'il exige à la base de l'acte ou de l'attitude incriminés. La mise au point de la notion de faute inexcusable est ainsi faite d'une manière précise. Il reste à esquisser la portée pratique de la définition ainsi donnée.

2.

On sait que la faute inexcusable peut être relevée soit à l'encontre du patron, pour majorer la rente de l'ouvrier, soit à l'encontre de ce dernier, pour diminuer sa réparation forfaitaire. Il convient de se placer successivement à ces deux points de vue pour essayer de déterminer la portée pratique de l'arrêt des chambres réunies.

2.1. Faute inexcusable du patron ou de ses préposés.

— La décision des chambres réunies a été rendue dans un cas de ce genre ; il est donc particulièrement facile d'en déterminer la portée, étant donné les termes très précis de l'arrêt. Quatre éléments sont requis par l'arrêt pour qu'une faute du patron ou de ses préposés puisse être considérée comme inexcusable :

2.1.1. L'absence de fait justificatif.

— Toutes les fois que l'acte commandé avait un caractère indispensable, en raison des circonstances, on ne saurait parler de faute inexcusable si les précautions normales qui étaient possibles ont été prises. A la vérité, il n'y a alors aucune faute, même légère, à reprocher au patron. Il y a lieu de tenir compte sur ce point des nécessités techniques de la profession, qui comportent certains travaux particulièrement dangereux ; mais il faut aussi, en sens inverse, examiner si toutes les mesures normales de prévention d'accident ont été prises. Le développement de ces mesures, qui est aujourd'hui l'objet du souci des pouvoirs publics, permettra de diminuer la fréquence des cas d'excuse tenant au caractère nécessaire d'un travail dangereux. Ces cas trouveront à l'avenir surtout leur application en présence d'événements imprévus, et notamment de sinistres dus à la force majeure. Il n'y a évidemment pas faute inexcusable à essayer une manœuvre délicate pour arrêter les ravages d'un incendie ou d'une inondation.

2.1.2. Le caractère volontaire de l'acte ou de l'omission incriminés.

— Nous avons déjà dit que cet élément volontaire, que la chambre civile avait rejeté, a été rétabli dans la définition de la faute inexcusable pour la différencier de la faute lourde, qui peut être involontaire, sans qu'il y ait cependant lieu de confondre la faute inexcusable avec la faute intentionnelle, la volonté qui doit être constatée portant sur l'acte ou sur l'omission, mais non pas sur les conséquences dommageables qui en résultent. Il n'y a donc pas faute inexcusable lorsqu'on est en présence d'un acte accompli par pure distraction, ou machinalement, et à plus forte raison si l'attitude reprochée à l'agent constitue une sorte de réflexe instinctif. Ainsi, il semble bien que le geste automatique du fumeur qui jette une allumette après avoir allumé sa cigarette sans vérifier l'extinction de cette allumette, ne saurait être considéré comme une faute inexcusable, parce qu'il a été accompli machinalement, en dehors de tout contrôle de la volonté. Mais seule, une imprudence ou une négligence entièrement indépendantes de la volonté doivent faire écarter le caractère inexcusable de la faute ; une simple erreur n'y saurait suffire si elle n'a pas eu lieu dans un mouvement inconscient : ainsi y aura-t-il lieu sans doute de maintenir la solution donnée par la chambre civile dans son arrêt précité du 15 février 1938, aux termes de laquelle il y a faute inexcusable dans le fait d'un contremaître qui, voulant couper un courant électrique, se trompe d'interrupteur. On pourra cependant hésiter souvent en des cas de ce genre sur la conscience que l'agent avait de son geste ; très souvent le caractère volontaire de l'acte sera incertain. Faudra-t-il alors imposer à la victime ou à ses ayants droit la preuve de ce caractère, parce que c'est à elle ou à ceux-ci qu'incombe la preuve d'une faute inexcusable, s'ils veulent bénéficier de ses conséquences ? On pourrait le penser au premier abord. Mais cette solution aurait le défaut de rendre très souvent impossible la tâche de la victime, en raison des difficultés qu'elle rencontre à pénétrer la psychologie de l'auteur de l'accident. Nous croyons qu'il faut la rejeter, parce que tout acte d'un individu sain d'esprit doit être réputé fait volontairement ; la distraction, l'automatisme, sont des anomalies, et il appartient à celui qui les invoque d'en faire la preuve. Il y a, sur ce point encore, une différence profonde qui sépare l'acte volontaire ayant entraîné un dommage, de l'acte exécuté intentionnellement pour nuire ; la faute intentionnelle doit être prouvée, tandis que le caractère volontaire d'un acte ou d'une attitude doit être présumé.

2.1.3. La conscience du danger que l'auteur responsable de l'accident aurait dû avoir.

— Nous avons dit que le caractère volontaire de l'acte ne suppose pas le désir de provoquer l'accident ; mais pour qu'il y ait faute inexcusable, il faut que son auteur ait dû avoir conscience du danger qui en résultait. Les chambres réunies, après la chambre civile, n'exigent pas toutefois une preuve concrète de cet élément, mais elles s'en tiennent à une appréciation purement abstraite. Quelles peuvent être les bases de cette appréciation ? On les trouvera pour la plupart dans les circonstances suivantes, qui avaient déjà été mises en relief par la jurisprudence antérieure :

  • a).  Le cas de faute professionnelle. Toute profession comporte un certain nombre règles techniques que doit connaître celui qui s'y adonne ; lorsque l'inobservation de ces règles entraîne un danger, le chef d'entreprise doit le savoir, et, s'il passe outre, il commet une faute professionnelle pour laquelle on doit admettre qu'il a conscience des conséquences préjudiciables qui peuvent en résulter. Tel était le cas de l'espèce : un entrepreneur de construction néglige la solidité des fondations, emploie des fers insuffisants, n'assure pas la liaison des divers éléments constructifs, bref méprise les règles les plus élémentaires de l'art de bâtir (V. dans une espèce analogue Req. 7 juin 1937, précité. — Contra : Req. 2 mai 1932, D.H. 1932. 317. Cf. pour le cas d'un ordre donné de monter à un pylône, avant que le courant soit coupé, Soc. 4 avril 1941, D. A. 1941. J. 214, relevant le fait qu'un technicien ne pouvait ignorer ce danger).

  • b).  Le cas de violation d'un règlement. De nombreuses précautions réglementaires sont imposées aux industriels pour assurer la prévention des accidents ; négliger ces précautions équivaut à mépriser le souci de prévention qui les a dictées, et par suite à faire fi du danger possible. Nul n'étant censé ignorer la loi, le chef d'entreprise qui viole une prescription de sécurité imposée par un règlement, doit être réputé avoir conscience du péril auquel il expose son personnel. La jurisprudence a souvent admis déjà la faute inexcusable en des cas de ce genre (V. notamment Req. 5 juin 1934, D. H. 1934, 397).

  • c).  Le cas d'omission d'une précaution signalée comme nécessaire par une personne qualifiée, notamment un inspecteur du travail ou un délégué mineur (Lyon, 21 décembre 1909, D. P. 1911, 2. 255 ; Trib. civ. de Dunkerque, 31 juillet 1913, Rec. Gaz. du Palais, 1913. 2. 324), ou encore par les ouvriers eux-mêmes (Trib. civ. de la Seine, 18 juillet 1925, D. H. 1925. 583 ; Req. 21 juillet 1932, D. H. 1932, 507). Il en est de même lorsque le simple bon sens et l'expérience courante peuvent suffire à imposer cette précaution : ainsi, le patron qui transporte un subordonné dans une automobile dont les pneumatiques sont en mauvais état, sans modérer sa vitesse, doit être considéré comme ne pouvant ignorer le danger de sa conduite (Soc. 6 mars 1941, D. A. 1941. J. 154. Cf. Req. 28 avril 1933, D. H. 1933, 332).

  • d).  Le cas d'emploi d'un ouvrier inexpérimenté ou trop jeune. La prudence normale invite le patron à ne pas confier à cet ouvrier des travaux périlleux, ou à user de précautions ou d'une surveillance exceptionnelles pour le préserver ; à défaut de quoi il y a lieu d'admettre qu'il a dû avoir conscience du risque grave auquel il l'exposait (Cf. Dijon, 20 janvier 1931, D. H. 1931. 156).

2.1.4. La gravité de la faute.

— Tous les cas qui viennent d'être indiqués n'imposent pas au juge l'admission de la faute inexcusable ; il faut encore que le reproche qu'on peut adresser au patron soit grave, un manquement léger ne pouvant être considéré comme une faute lourde, a fortiori comme une faute inexcusable. La Cour de cassation a soin de rappeler dans sa définition que celle-ci « doit s'entendre d'une faute d'une gravité exceptionnelle ». Il y a là un élément pour l'appréciation duquel le juge du fait est seul bien qualifié, et qui jouera pour modérer les applications de l'art. 20 de la loi. Une faute professionnelle légère ne saurait être retenue ; et il en est de même d'une contravention à un règlement qui porte sur des détails d'importance secondaire (Cf. Req. 28 octobre 1935, Rec. Gaz. du Palais, 1936. 1. 125 ; Req. 5 novembre 1935, Revue gén. assur. terr., 1936. 379). Une condamnation à une amende ne suffit pas à qualifier la faute si, par exemple, elle est motivée par un homicide involontaire (Req. 26 octobre 1936, D. H. 1936. 570).

2.2. Faute inexcusable de l'ouvrier.

— La conception de la faute inexcusable doit logiquement être la même lorsque celle-ci est imputée à un ouvrier que lorsqu'elle est imputée à un patron. Il y a lieu cependant de tenir compte de ce que la situation se présente d'une manière tout opposée. Le patron peut être considéré comme ayant été rendu par la loi débiteur de sécurité envers ceux sur lesquels il exerce une autorité ; c'est à ce titre que s'imposent à lui des mesures préventives des accidents, et qu'on peut être assez exigeant pour admettre qu'il a dû avoir conscience du danger auquel il expose ses subordonnés. L'ouvrier, au contraire, met sa force de travail au service du patron, et lui doit simplement l'obéissance. Il ne lui appartient pas de prendre lui-même l'initiative de mesures de précautions. On admettra donc plus difficilement qu'il a commis une faute inexcusable, et, de fait, les applications de l'art. 20 sont beaucoup plus rares en ce qui le concerne qu'en ce qui concerne le chef d'entreprise. Cependant ces applications se rencontrent, et il ne semble pas que l'arrêt des chambres réunies doive les rendre moins nombreuses. La formule donnée par cet arrêt, transposée aux fautes des ouvriers, conduit encore à exiger quatre éléments pour qu'une faute puisse être qualifiée inexcusable :

  • 1. L'absence de cause justificative. — Une cause justificative sera par exemple une initiative dangereuse prise par un ouvrier pour faire face à un cas de force majeure : éviter un accident à l'entreprise (Cf. Douai, 20 janvier 1934, Rec. Douai, 1934.231), sauver un camarade en danger, etc. On observera seulement que les actes de dévouement accomplis hors du service ou de la subordination n'engagent pas la responsabilité du patron, si l'on ne peut présumer qu'ils sont tacitement autorisés par lui (V., sur ce point, Rouast et Givord, Traité et Supplément précités, no 100).

  • 2. Le caractère volontaire de l'acte. — La faute inexcusable de l'ouvrier, comme celle du patron, suppose un acte délibéré ou une attitude prise consciemment. Il faut donc rejeter ce qualificatif lorsque l'accident est dû à l'accoutumance qui conduit peu à peu l'ouvrier à faire machinalement ses gestes techniques, et qui finit par lui faire oublier le danger qui l'entoure. On a souvent invoqué cette situation pour justifier le risque professionnel ; il ne faudrait pas que la notion de faute reparaisse toutes les fois qu'elle se présente : ce serait aller à l'encontre des intentions certaines des auteurs de la loi. De même, on écartera la faute inexcusable lorsqu'il est certain que l'ouvrier a agi par distraction, sauf à exiger de lui la preuve de cette distraction, et à vérifier qu'elle ne procède pas elle-même d'une faute antérieure, telle que l'ivresse.

  • 3. La conscience du danger. — Comme pour le patron, la constatation de la conscience que l'ouvrier devait avoir du danger auquel il s'exposait doit être faite abstraitement. Les principales circonstances qui peuvent la faire admettre sont les suivantes :

    • a).  La désobéissance à un ordre formel du patron ou à une consigne générale de l'atelier (Cf. Caen, 21 novembre 1910, D. P. 1912. 5. 32 ; Civ. 8 juillet 1903, D. P. 1903. I. 510 ; Req. 2 août 1904, D. P. 1906. 1. 108). L'ouvrier qui désobéit doit être réputé avoir conscience des conséquences de son attitude, et nous croyons qu'il ne lui serait pas possible de se disculper en invoquant un oubli de l'ordre reçu.

    • b).  La faute professionnelle incontestable pour un ouvrier qualifié qui sait son métier. Il y a lieu toutefois de tenir compte, pour exclure le caractère inexcusable d'une faute professionnelle, de certaines habitudes tolérées par l'usage : ainsi un charretier qui se tient debout sur son brancard peut être considéré comme n'ayant pas commis une faute inexcusable (Douai, 25 avril 1910, La Loi, 22 août 1910 ; mais V.contrà, pour le charretier qui s'assied sur sa charrette alors qu'il a deux chevaux en flèche, Trib. civ. de Narbonne, 13 février 1900, D. P. 1901. 2.82). On notera qu'une faute professionnelle est incontestable pour tout subordonné qui se rend au travail en état d'ivresse. La jurisprudence était déjà fixée en ce sens (V. notamment Paris, 24 novembre 1900, D. P. 1901. 2. 60 ; Nancy, 27 mars 1901, D. P. 1902. 2. 23 ; Req. 9 mai 1927, D. H. 1927. 318). Le patron doit toutefois s'opposer à ce qu'il travaille dans ces conditions et commettrait de son côté une faute inexcusable en tolérant cette grave imprudence (Civ. 15 novembre 1921, Rec. Gaz. Pal. 1922. 1. 26).

  • 4. La gravité de l'acte. — La jurisprudence a toujours reconnu au juge un pouvoir d'appréciation au sujet de la gravité du manquement qui est reproché à l'ouvrier. C'est surtout à l'occasion des cas de désobéissance que les tribunaux ont fait usage de ce pouvoir ; de nombreuses décisions n'admettent pas qu'il y ait faute inexcusable, bien que l'ouvrier ait contrevenu à un ordre du patron ou à un règlement (V. notamment : Toulouse, 17 juillet 1907, Gaz. Trib. du Midi, 11 août 1907 ; Lyon, 2 janvier 1925, Rec. Gaz. du Palais, 1925. 1.382). De même, les tribunaux ont souvent exclu la faute inexcusable en tenant compte de la jeunesse ou de l'inexpérience de l'ouvrier, qui diminue la gravité du reproche qu'on pouvait lui adresser (Nancy, 11 janvier 1921, Rec. Gaz. du Palais, 1921. 1. 335 ; Douai, 22 janvier 1934, Rec. Douai, 1934.231). Il est à prévoir que des décisions de ce genre continueront à intervenir, l'arrêt des chambres réunies ayant soin d'insister sur la gravité du fait qu'on impute à l'agent.

Telles sont les applications que l'on peut envisager de la formule donnée par les chambres réunies. Elles ne constituent pas un bouleversement profond de la jurisprudence, comme on aurait pu le prévoir au lendemain des arrêts de la chambre civile précités de 1937 et 1938. Sur un seul point cette jurisprudence est modifiée : l'appréciation de la conscience du danger doit être abstraite, et il n'est pas permis de se livrer à cet égard à une recherche concrète. Mais en maintenant au juge le droit d'apprécier la gravité de la faute, en exigeant que l'agent ait fait preuve d'une activité volontaire, les chambres réunies laissent une place importante aux éléments concrets et maintiennent une grande souplesse dans l'application de l'art. 20 de la loi sur les accidents du travail. Ce texte demeure le siège d'un pouvoir modérateur des conséquences de l'application des règles du forfait de responsabilité, soit pour en aggraver la charge pour le patron, soit pour en réduire le bénéfice pour l'ouvrier.

Ce pouvoir modérateur s'imposait en droit et en fait. Sans doute a-t-on pu l'estimer contradictoire à l'idée de risque professionnel ; mais si on substitue à cette notion celle de risque d'autorité, comme nous l'avons proposé, et comme la loi du 1er juillet /1938 semble bien le faire elle-même, il n'y a plus de difficulté à admettre la théorie de la faute inexcusable, soit pour le patron, soit pour l'ouvrier (V. Rouast et Givord, Traité, no 129). Pour le patron, il faut en effet tenir compte du devoir de surveillance que lui impose l'autorité qu'il exerce ; il est légalement débiteur de sécurité vis-à-vis de ses ouvriers, et tenu, de ce chef, de prendre des mesures de prévention. Il ne saurait se désintéresser de ce devoir impérieux sans un grave péril pour l'ordre public, en se retranchant derrière les limites forfaitaires de sa responsabilité. Pour ce qui est des ouvriers, il faut tenir compte de ce que l'autorité patronale n'est pas un servage, et de ce qu'il importe, dans leur intérêt même, de les intéresser aux mesures de prévention des accidents. Le fondement de la théorie de la faute inexcusable est ainsi justifié, et son développement est en relation avec le développement moderne de la prévention. Plus on fera d'efforts sur ce terrain, plus il y aura lieu d'être sévère pour les patrons ou les ouvriers qui font fi des mesures prévues. La théorie de la faute inexcusable est la sanction nécessaire de la politique industrielle de la prévention. Sa mise au point par les chambres réunies intervient à un moment opportun comme appui de cette politique. Nous ne doutons pas qu'elle donne d'excellents résultats.

André ROUAST,

Professeur à la Faculté de droit de Paris.